Contexte

The Good Manager et Team of Art sont deux projets européens pour repenser l’usage du numérique et en faire un espace sobre et inclusif. Au cours des Rencontres du Numérique Sobre et Inclusif, à travers des ateliers, des discussions et des tables rondes, nous avons eu le plaisir de vous faire découvrir ces projets et leurs valeurs, à l’aide de bonnes pratiques et au contact de professionnel.le.s engagé.e.s.

Ci-dessous, la transcription de la première table ronde des Rencontres. Nos intervenant.e.s se sont penché.e.s sur les opportunités et les responsabilités qu’amènent depuis plusieurs années les notions de sobriété et d’inclusion dans l’univers professionnel du numérique.

Intervenant.e.s :

  • Lorraine de Montenay – Consultante indépendante et membre de GreenIT.fr,
  • Julie Préciat – Cheffe de projet innovation et citoyenneté au service de l’accessibilité,
  • Tom Lann – Directeur de Programmes pour un numérique engagé et responsable – Latitudes.
  • Un échange modéré par Mathieu Latrubesse, CEO d’Edulog.

Retranscription

(Mathieu Latrubesse) Ma première question, pour essayer de lancer un peu le débat, est la suivante : quand on dit que vous accompagnez des start-up, de quelle façon les entreprises, les organismes sont-elles ? Comment cela se passe-t-il vis-à-vis de l’accessibilité numérique ?

(Julie Préciat) Tout à l’heure, nous ferons peut-être un petit focus sur la méthodologie que nous avons pu utiliser pour rendre un peu plus séduisant ce sujet d’accessibilité, puisque beaucoup d’entre nous l’ont dans les tripes et dans le cœur. C’est important, c’est un enjeu crucial, et surtout quand on démarre en tant que jeune entreprise, on a beaucoup d‘impératifs, économiques notamment, et de représentations qui peuvent faire obstacle à ces actions. Pour démarrer rapidement, et encore une fois ce sont des échanges entre nous tous, n’hésitez pas si vous avez des questions, à interagir avec moi.

L’accessibilité numérique est inscrite dans la loi du 11 février 2005. C’est une loi qui se veut pionnière pour différentes raisons : tout d’abord pour l’insertion des personnes en situation de handicap dans la société. Un glissement sémantique s’est opéré – je trouve que c’est important – dans ce qu’on appelle le handicap. Avant, on parlait des personnes, enfin on parlait même d’handicapés après la seconde guerre mondiale, puisqu’on avait l’image des mutilés, des invalides, etc. Il y avait donc beaucoup de sentiments péjoratifs sur cette notion-là. Ensuite on a eu un glissement sémantique, on a parlé de personnes handicapées, avec peut-être un regard porté un peu plus sur le handicap physique ou mental, puis on a parlé de personnes en situation de handicap, et ce grâce à la loi du 11 février 2005 sur la participation, l’égalité des droits et des chances des personnes en situation de handicap. Il y a eu cette naissance du terme de co-responsabilité, qui part du principe qu’une personne est en situation de handicap l’est aussi en fonction du contexte que la société lui offre. Donc, concernant les entreprises ou les acteurs en général, il y a plusieurs enjeux, dont l’un d’entre eux est bien entendu social. L’accessibilité concerne aussi d’autres personnes, comme celles n’ayant pas accès au numérique, ce qui concerne en général près de 14 millions de français sur 68.

Ça concerne donc principalement douze millions de français, dans la population active – soit entre 15 et 65 ans, mais je ne veux pas faire débat avec la retraite, en ce moment. En tout cas, ça concerne beaucoup de monde, et il ne faut pas oublier que 80 % des handicaps sont invisibles. Désolé si vous avez déjà ces chiffres, mais ce sont quand même des points d’ancrage qui sont importants pour parler de ça. Les alternatives qui peuvent exister concernant le handicap visuel ou auditif sont généralement bien connues, mais celles qui concernent les handicaps moteurs, tels que les tremblements le sont bien moins et concernent 1 personnes sur 250. Les troubles cognitifs (dysorthographie, dyscalculie, dyslexie, etc.) concernent 6 millions de français. Il y a donc un vrai enjeu qui se pose là.

Ensuite, il y a un enjeu économique pour une entreprise, on va parler de renforcer ses avantages concurrentiels, puisqu’on parle de RSE : nos clients ressemblent en ce sens à nos collaborateurs, il est donc important de mettre des choses en place d’un point de vue équitable. Là-dessus je pense qu’on verra d’autres choses après, il y a aussi un environnement légal qui est apparu avec des sanctions. Celles-ci qui concernent les entreprises qui enregistrent un chiffre d’affaires de plus de 250 millions d’euros par an, cela concerne donc beaucoup d’entreprises mais beaucoup restent protégées sur ses sujets, et la sanction, pour être un peu concrète, est de vingt mille euros par service – d’après mes dires, encore une fois. Donc, vingt-milles euros par service dans un grand groupe, on peut multiplier ça par le nombre de services touchés par le numérique. Sachant que dans un grand groupe, il y a beaucoup de services concernés par le numérique.

(M.L.) Ce ne sont donc que des freins ? Beaucoup se rendent compte de l’importance de l’accessibilité, mais peut-être est-elle vécue par les entreprises comme « un mal nécessaire » ou comme une contrainte vis-à-vis des sanctions si jamais on ne la prend pas en compte ?

(J.P.) Il s’agit là d’un contexte global. Je parlerai peut-être un peu plus tard de notre approche avec ces jeunes entreprises. Il s’agit d’une méthode assez concrète dont il faut comprendre les freins. Mais il n’y a pas que des freins. Chaque handicap est sujet à des stéréotypes que l’on ne cherche pas à déconstruire tant que l’on est pas touché par celui-ci. Par exemple, ne serait-ce que dans le recrutement – heureusement, de moins en moins puisque les recruteurs sont formés et sensibilisés – on peut se dire qu’une personne handicapée a un handicap moteur. On a toujours l’image du fameux pictogramme en tête. On se dit qu’elle ne pourra pas exercer ce métier-là chez soi, et le CV de cette personne a beaucoup moins de chances d’être regardé s’il y est écrit “travailleur handicapé”. Donc beaucoup de freins existent mais les entreprises sont concernées à la fois vis-à-vis leurs collaborateurs et de leurs clients.

(M.L.) C’est une question d’image de l’entreprise vis-à-vis de l’extérieur ? C’est un peu du marketing ?

(J.P.) Non, là on est dans des enjeux de droits humains, c’est inscrit dans la convention des Nations Unies, et il y a le droit supranational, européen, qui cadre ces sujets-là, avec différentes directives. Et à partir de là, il y a plusieurs transpositions en France qui font qu’aujourd’hui on a la loi pour le numérique (09,19,08) depuis 2016. Là, on attend la transposition de la dernière directive européenne de l’accessibilité numérique de 2019. Il y a un projet de loi qui a été déposé en novembre, dernièrement et qui va se déployer par ordonnance, donc à voir comment ça va se passer. Mais aujourd’hui, sur la question de l’accessibilité totale des sites, il n’y aura pas de sanctions avant 2027. La conformité totale est attendue pour 2027.

(M.L.) Ce n’est pas qu’un coup de presse ?

(Tom Lann) Non, pas du tout. Je voulais échanger sur quelque chose qui va peut-être te parler, toi qui manage aussi des équipes de développeurs. J’étais directeur d’une agence web qui essayait d’être intelligente pour un numérique un peu différent chez Simplon, peut-être que certains d’entre vous connaissent Simplon. C’est de la formation gratuite, pour des personnes en reconversion, aux métiers de développeur.euse. Le but final est de leur faire passer un diplôme BAC +2 et d’essayer de trouver un emploi derrière. Donc j’étais responsable de cette agence web, et j’ai repris cette agence avec cette volonté de produire un code qui soit plus accessible, plus sobre, et toujours de qualité. Je ne sais pas si on y est arrivé, mais en tout cas on a réussi à mettre en place des choses intéressantes très concrètes.

Tout a commencé par de la sensibilisation via une certification qualité web qui s’appelle UpQuast et qui aborde des sujets de sobriété, d’accessibilité et de qualité. J’ai passé cette certification en tant que manager, tout le monde l’a passée y compris ceux qui était un peu plus éloignés du numérique dans les équipes, et c’est vrai que ça a planté une première graine pour vraiment comprendre à quel point tous ces sujets sont liés, et que produire un service accessible c’est aussi produire un service plus sobre, plus performant, plus sécurisé. J’avais déjà des développeurs.euses engagé.es sur le fait de pouvoir utiliser la technologie comme un levier pour répondre à des défis socio-environnementaux, ils étaient contents de travailler sur ce type de projet là. Je crois que c’est vraiment cette volonté de produire de la qualité, qui a entrainé quelque chose de plus global et de plus général, et qui finalement a déclenché chez eux et chez elles une passion pour l’accessibilité, une volonté de faire attention à ces normes-là. Donc c’était à la fois quelque chose d’utile et de très présent, mais qui leur donnait l’impression, de faire mieux leur métier en tant que développeur.euse.

C’est quelque chose qu’on a vraiment poussé. Je voulais aussi ajouter que nous avions alors un partenaire, Numerica, qui est une entreprise adaptée, et fait travailler des personnes en situation de handicap sur des postes de développeur.euse, mais parfois aussi sur des questions de webmaster, de gestion de contenu. Cette collaboration a permis de comprendre vraiment le handicap, et à quel point on les mettait en difficulté quand on ne respectait pas ces bonnes pratiques et ces normes. Ainsi notre sensibilité a été accrue sur ces points.

(M.L.) C’est donc une question de prise de conscience ? D’exemple, de représentation, comme tu le disais tout à l’heure ? Et attention, première question bête de la soirée, l’accessibilité mélange pour moi plusieurs problématiques (environnemental, éco-conception, etc.) alors pourquoi ces deux choses-là se relient-elles ?

(L.dM.) Si je peux rebondir là-dessus, sur l’aspect environnemental, il y a quelque-chose qu’il faut bien comprendre : s’il y a un lien entre l’éco-conception et la partie accessibilité, c’est vraiment sous l’angle de la question de la sobriété. Parce que quand on va rendre des contenus plus accessibles, ils vont forcément être plus sobres. On va penser en termes d’accessibilité, pour que ça soit accessible sur des terminaux qui sont anciens, et donc qui chargent plus difficilement les contenus, il faut que le service soit le plus sobre possible. C’est ainsi que l’on améliore l’accessibilité. Mais on doit aussi réfléchir à ce que le contenu soit efficace, il faut enlever tout le gras pour le rendre plus lisible, parallèlement on réduit mécaniquement les impacts environnementaux.

Pour bien comprendre ce qu’on entend par impacts environnementaux, je voudrais poser une question à la salle : à votre avis, entre d’un côté les data centers, et d’un autre le réseau, et d’un autre les équipements utilisateurs (téléphone portable, ordinateurs, imprimantes, etc.), lequel a le plus d’impact ?

Alors, évidemment ils ont tous les trois de l’impact, bien sûr. Désolée à tous ceux qui ont levé la main pour data centers, mais là où il y a le plus d’impact, c’est sur les terminaux. Pourquoi ? Tout simplement parceque nous avons tous une multitude d’équipements. Vous avez tous un téléphone, la plupart un smartphone, un ordinateur, ou éventuellement plusieurs, une télévision pour beaucoup, il y a toujours des écrans un peu partout. Donc les équipements ont une place énorme, alors que d’un autre côté, on pense souvent que les data centers ont plus d’impact, parce qu’on s’imagine très bien l’énorme hangar, avec plein de connexions. En fait, on mutualise quand on fait un hangar. C’est comme si, au lieu d’avoir chacun un disque dur pour nos données, on avait un endroit où résidait un énorme disque dur central, donc ce n’est pas parfait en termes d’impact, ça a quand même énormément d’impacts environnementaux, notamment au niveau de la consommation électrique, mais le principe de mutualisation fait que ça a quand même moins d’impact que si on avait tous les disques durs supplémentaires qu’il nous faudrait pour stocker nos contenus.

Voilà pour situer un peu les impacts environnementaux, à quel point il est important de se rendre compte de ce que ça veut dire. Derrière, il y a aussi un autre chiffre que je voudrais vous donner : imaginez que vous avez un budget – on a tous un budget à respecter – pour rester en dessous de cinq degrés de réchauffement climatique, c’est un budget annuel. Dans ce budget on va rentrer tout ce qu’on fait dans notre quotidien, donc ça va de manger, se soigner, se loger, se chauffer, en passant par tout ce qui est numérique, aller à l’école, etc. Le numérique, comme on l’a vu dans notre étude européenne représente déjà 40 % de ce budget. Si on veut respecter notre enveloppe, mais qu’on ne touche pas à nos usages du numérique, il nous reste un peu moins de 60 % pour faire tout le reste. Ça veut dire qu’il y a quand même une grosse place prise par le numérique. Que peut-on faire pour enlever tout le gras qui mange de la place sur d’autres choses nécessaires à la vie ? En termes d’accessibilité, il faut se poser cette question sous-jacente : qu’est-ce qui est nécessaire ? Comment se focalise-t-on sur ce qui est vraiment utile, pour enlever tout ce gras qui n’est finalement pas indispensable ?

(M.L.) D’accord, mais si on lie l’accessibilité avec l’environnement en disant qu’on enlève tout ce qui ne sert à rien. On enlève le superflu, on va à l’essentiel. Ce qui m’intéresse en tant que patron de boîte c’est de me demander s’il y a un cadre de référence, quelque chose dans lequel je peux m’inscrire ? Est-ce que je peux labelliser ces choses ? Tout à l’heure tu as parlé d’une norme, que moi je ne connaissais pas. Est-ce qu’il y des outils qui permettent de fixer des critères de labellisation aujourd’hui ?

(L.dM.) Je n’aime pas trop mettre de label sur quelque chose, parce que c’est toujours un peu délicat de s’assurer que celui-ci englobe vraiment bien tous les critères propres à ce qu’il certifie. Mais il y a tout de même des choses qui peuvent être mises en place. Par exemple, au sein de notre entreprise, on travaille sur un service numérique, que l’on peut éco-concevoir. Il existe des sortes de grilles de lecture de questions qu’on peut se poser pour réduire les impacts de son service. Chez GreenIT par exemple : on a sorti les 115 bonnes pratiques de l’éco-conception web, donc 115 bonnes idées pour réduire les impacts environnementaux de son service. Il existe beaucoup d’outils comme cela, ils permettent de mieux comprendre où sont les impacts. La meilleure chose à faire, c’est de pouvoir mesurer ce dont on parle, donc : est-ce que je mesure ce que fait mon service numérique ? Est-ce que je mesure les impacts environnementaux du numérique dans toute mon entreprise – au niveau de la DSI ? Est-ce que je mesure les impacts de tout un continent, par exemple. Et en mesurant, nous pouvons déterminer par quoi commencer. Est-ce que je m’attaque à un sujet qui est trop ouvert si je n’en ai pas fait d’analyse, ou est-ce que je vais pouvoir me focaliser là où il y a le plus de raisons d’aller réduire ces impacts ? Il faut d’abord commencer par analyser la situation, en établir un baromètre  : tous les ans, une trentaine d’entreprises renseignent le taux de consommation de leurs services informatiques.

Ça nous permet de savoir ce qui a le plus d’impact. Il se trouve que c’est en premier lieu les équipements de toutes les personnes de l’entreprise, donc les ordinateurs portables, fixes, les téléphones, etc. qui consomment le plus. Le deuxième gros impact sont les déplacements de la DSI et des prestataires. Forcément, un prestataire qui va faire un déplacement régulièrement pour les besoins de la DSI va chiffrer assez vite. Et le troisième impact concerne la consommation électrique des data centers. Une fois que l’on sait cela, on peut plus facilement savoir comment faire pour réduire ses impacts écologiques, puisqu’on va savoir à quoi on va s’attaquer. À partir de là on réalise l’importance de rallonger la durée de vie de ses équipements : au lieu d’avoir un téléphone qu’on va changer tous les deux ans, on va essayer de le garder le plus longtemps possible jusqu’à ce qu’il soit quasiment inutilisable. Il y a également des entreprises qui permettent de louer un téléphone qui est reconditionné. Il existe donc tout un lot de solutions qui existent.

(M.L.) Sur votre site, Latitudes, vous présentez un panel d’action. Est-ce que ça va vers ces démarches-là ?

(T.L.) Oui complètement. Effectivement, il y a les 115 bonnes pratiques sur l’éco-conception. On a listé les 101 actions pour une tech plus responsable, sur les différents impacts, parce qu’encore une fois, pour nous tout est lié : sobriété, accessibilité, citoyenneté, respect de l’humain. Donc c’est l’occasion de voir qu’on peut agir à tous les niveaux, que ça soit personnel ou au niveau de son organisation. Nous avons rendu cette liste-là ouverte, donc si certains ou certaines ont des idées d’actions, sentez-vous libres de compléter cette liste. On a lancé en novembre dernier le TechforGood Challenge, on a réuni 250 acteurs de la tech d’entreprises, qui voulaient s’engager à créer des équipes et relever un maximum de défis. N’hésitez pas à y jeter un œil, il y a des choses à faire à tous les niveaux. La question de l’engagement est d’une grand importance chez nous : nous savons que nous ne pouvons pas atteindre la perfection du premier coup, l’objectif c’est de faire des efforts, d’aller dans le bon sens, et d’en être conscient. C’est quelque chose d’important chez Latitudes et nous le mettons en avant. Il y a une communauté d’experts de la tech qui s’engage à travers des programmes pour une tech plus responsable partout en France. Par rapport à ce que tu disais, le fait de pouvoir mesurer les choses est forcément très important dans une logique de sobriété et d’accessibilité. Mais il est crucial de se poser cette question-là dès le démarrage, c’est-à-dire que chaque métier dans la conception numérique aura un impact sur la sobriété et sur l’accessibilité, donc il ne faut pas réagir trop tard. Je prends l’exemple d’une maison : si à la fin de la construction d’un immeuble, on se rend compte qu’on a oublié de faire un passage pour fauteuil roulant, ça va coûter très cher de tout casser pour tout refaire. C’est un peu la même chose pour un site Internet, donc se rendre compte qu’on a mal fait les choses une fois son site achevé est forcément un peu compliqué. Pour un chef d’entreprise, ça a aussi un impact financier non négligeable.

(M.L.) Est-ce que vous proposez de l’accompagnement, si oui comment ? Comment prendre en compte les programmes des start-up que vous accompagnez ? Comment accompagner les entreprises vers ces objectifs dès le départ ?

Peut-être faut-il déjà donner des exemples sur ce qu’est la sobriété. Par exemple, quand lier un mail avec une pièce jointe (et cela fonctionne à un niveau individuel) équivaudrait à une lumière allumée toute une journée. Est-ce vrai ?

(L.dM.) Oui et non. L’exemple qui avait été utilisé dans cette mesure était celui du mail type avec pièce jointe. Donc ce n’est pas tous les mails, mais un mail avec pièce jointe au niveau maximum, c’est-à-dire avec PDF lourd. C’est donc à nuancer. Par exemple, moi je dis souvent aux gens : ne perdez pas de temps à supprimer vos mails, si vous voulez vraiment avoir de l’impact environnemental par rapport au numérique, vous allez juste perdre votre temps. Le mieux, c’est déjà d’essayer d’envoyer le moins de mails possibles, et puis d’éviter de mettre une grosse pièce jointe quand vous envoyez un mail à quinze personnes, le mieux est d’avoir un document partagé et d’en envoyer le lien.

(M.L.) Et les images qu’on met dans les signatures est-ce pareil ?

(L.dM.) Si on peut éviter c’est mieux. Même si effectivement, un mail c’est petit en termes de tout ce qui peut avoir de l’impact. C’est mieux d’éviter de mettre des images, d’autant que ça se répète à chaque fois. Est-ce que vous vous avez une idée de ce que peut utiliser une personne non-voyante pour accéder au mail ? L’idée c’est de voir si vous avez une représentation de la façon dont on peut utiliser le web quand on est non-voyant ou malvoyant. Donc, est-ce que vous avez une idée d’un outil d’assistance qu’une personne peut utiliser lorsqu’elle va sur son ordinateur, qu’elle est non-voyante, pour accéder au contenu ?

(Interaction public : « Loupes numériques », « contrôle vocal »)

(J.P.) Des loupes digitales, c’est vrai. Tu parles de contrôle vocal, aussi ? Un lecteur d’écran, et parfois une page braille si la personne utilise un clavier braille. Ici, l’accessibilité c’est à la fois avoir accès aux outils numériques – tablettes, smartphones, etc.— mais c’est aussi accéder, diffuser, lire un document. Par exemple, quand vous m’envoyez un document scanné et que j’utilise un lecteur d’écran, je ne peux pas accéder au contenu. Si sur Instagram, vous êtes communicant pour une organisation, vous mettez toutes les informations essentielles – lieu de rendez-vous pour un événement, par exemple – en infographie, je ne vais pas accéder, avec mes outils d’assistance, au contenu. Donc pour répondre partiellement à ta question, ce qui est important, c’est de se dire : embauchons des personnes qui justement sont non-voyant.e.s, malvoyant.e.s, elle seront forcément plus à même de gérer le web en fonction de leurs besoins, puisque celui-ci est un outil au quotidien, et de sensibiliser les équipes. L’inclusion, je crois que c’est ça. Souvent on parle d’accessibilité à l’accessibilité. Imaginons que je sois malvoyant, je peux très bien arriver dans une entreprise et utiliser seulement la loupe, je n’aurai pas besoin d’utiliser un lecteur d’écran pour mon travail au quotidien. C’est une question de nuances au sein d’un même handicap. L’accessibilité comme la sobriété sont des questions multidimensionnelles qui se posent en continu. Pour un entretien de recrutement, le mieux est de demander dans son mail si la personne a des besoin spécifique pour être accueillie. Cela donne l’exemple – l’accessibilité comme la sobriété numérique nécessite une formation, on a beau avoir les bonnes pratiques, si l’on veut toucher ses employés, il faut avoir des pensées communes sur le sujet, sinon ils n’y seront pas sensibles.  

(M.L.) Est-ce qu’il y a des associations de programmes d’accompagnement dans l’entrepreneuriat ? Dans les faits, aujourd’hui, plein de gens sont à l’école et ils apprennent plein de choses. Pour l’instant, il existe des entrepreneurs, dont je fais partie, qui ont quarante ans : il est donc trop tard pour aller à l’école et se former aux nouveaux enjeux sociétaux (écologie, égalité, inclusion)…

(J.P.) On en apprend tout au long de la vie !

(M.L.) Oui, mais ça existe ce type d’accompagnement ? Car pour apprendre, il faut des ressources.

(J.P.) Alors, oui, pour l’accessibilité dans le handicap, côté employeur de la fonction publique, il existe un accompagnement employeur mis en place par le FIPHFP (le Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique). Ce sont eux qui recueillent les taxes des entreprises qui ne respectent pas la loi. Aujourd’hui, il y a une commission numérique mise en place par le FIPHFP, dans la fonction publique. Pour les entreprises du privé, le label entreprise adaptée en fait partie, et après il existe des chartes.

(M.L.) Cela me rassure, quand même.

(J.P.) Oui, ça te rassure. Il y a des audits qui sont réalisés sur l’accessibilité, il y a des niveaux de conformité qui sont quand même largement faisables, et je donne la main à Tom sur les labels.

(T.L.) Pour les labels, il y a effectivement des référentiels, et là je rejoins ce que tu disais tout à l’heure : il y a besoin de pouvoir mesurer les choses, et pour pouvoir les mesurer, il faut qu’il y ait des références, sinon chacun apporte sa propre mesure et ce n’est comparable à rien. C’est notamment tout ce travail qui a été fait dernièrement sur la sobriété. Le travail sur l’accessibilité, lui,  est plus ancien – tu en parlais, dès 2005, il y a eu une loi, et un référentiel en France, le RGAA, qui fait foi et qui permet de lister toutes les bonnes pratiques et toutes les règles qui permettent d’avoir un service accessible. Au-delà de ça, je pense que même si tu dis que tu es trop vieux, cette logique d’éduquer au maximum ceux qui travaillent dans le numérique ou dans un monde plus large, est un des défis importants. Là-dessus, pour moi il n’y a pas d’âge. D’ailleurs, c’est le cas, on rassemble une communauté d’acteurs de la tech qui ne sont pas tous des experts, que l’on forme, qu’on sensibilise à ces enjeux-là. L’idée n’est pas d’en faire des experts de la sobriété, mais d’être conscient des principes de bases, de les diffuser, de permettre de monter en compétence et d’être à l’écoute. Et je pense que c’est quelque chose d’assez important de faire en sorte que ce ne soit pas uniquement descendant. Quelles initiatives prend-on pour éveiller les consciences au sein de ces équipes ? Soit par des mécénats de compétences, soit par de l’engagement, soit par des ateliers de sensibilisation. On parlait tout à l’heure de pouvoir mieux maîtriser les dimensions liées à l’énergie, tout ce qui permet de mesurer, ce sont des petites pistes, pour faire en sorte que tu ne sois pas le seul à porter le poids de ces questions au sein de ton entreprise.

(L.dM.) Sur des ressources qui peuvent être utiles pour se former, on a un blog qui existe depuis 17 ans, qui s’appelle GreenIT.fr. Là-dessus, il y a plein de petits articles pour se former sur différentes questions : par exemple, comment choisir un téléphone éco-responsable ? Si je veux porter un message pour convaincre des personnes de réduire leur empreinte numérique, de quoi leur parler ? Comment recycler son téléphone ? Qu’est-ce qui consomme dans un écran ? Plein de sujets sont traités. Comment utilise-t-on son data center pour les professionnels ? On a des formations qui sont mises à disposition, en deux trois jours, auprès de professionnels, de personnes qui veulent apprendre à éco-concevoir un service. Il y a une association pour ceux qui veulent s’engager pour pouvoir faire du plaidoyer, parce que pour faire changer les choses il faut aussi, à un moment, faire bouger les choses à un niveau institutionnel. Donc il y a plein de façons possibles de s’engager sur le numérique responsable, de s’informer, de se former. On a aussi des outils qui peuvent être utilisés directement, on parlait des 115 pratiques, un éco-index existe aussi : vous allez sur la page, vous mettez l’adresse web du site que vous voulez analyser, vous cliquez sur ENTRER, cela vous donne un résultat pour vous dire si le site est performant ou pas en matière d’éco-conception et vous explique comment il pourrait être amélioré. Déjà, vous avez une première porte d’entrée pour réduire les impacts d’un site web. Nous avons plein de petits outils comme ça, nous avons créé un forum de personnes qui font de l’éco-conception dans leur entreprise, ou qui sont référents éco-responsables, et qui veulent parler entre eux, ils s’appellent le CNR – le Collectif Numérique Responsable.

(M.L.) Il existe donc plein d’outils. Y a-t-il un référentiel de compétences ? Est-ce que ça se valorise à titre individuel ou collectif, de se dire formé sur ces questions sur le marché de l’emploi ?

(L.dM.) Pour l’instant c’est un marché encore nouveau, les premiers référents numériques responsables en sont les pionniers. On n’a pas encore de référentiel complet sur la question, ce serait super intéressant.

(M.L.) Et à l’échelle de l’Europe ?

(J.P.) Sur l’accessibilité ?

(M.L.) Est-ce que cette question se nuance ? On parle toujours de Paris, puisque c’est ici que nous travaillons. Mais cela s’étend-il partout en France, partout en Europe ? Ou cela reste-t-il seulement dans le Labo de l’édition ?

(J.P.) J’en parlais tout à l’heure mais je ne voulais pas trop m’étaler sur le sujet, en tout cas il y a un acte législatif de 2019, qui fait suite à la directive. En gros : tous les guichets, les distributeurs automatiques, tout ce qui concerne les services partagés au niveau de l’Europe, les trains d’un pays à l’autre, tous ces services, les banques aussi, il y a un droit européen coercitif. Après, c’est à chaque pays de transposer sa propre loi jusqu’en 2045, on nous a donné 20 ans. Donc oui, il y a un droit européen, il y a une transposition sur notre droit français, et il existe aussi des aides : depuis cette année, l’État a mis en place un site où vous pouvez faire un diagnostic pour des aides d’accessibilité. Le mieux, c’est quand même de passer par une structure qui va vous accompagner pour faire les choses proprement. Si vous codez bien, propre, le site sera mieux référencé, plus intelligible, il s’adressera en fait au plus grand nombre. Il y a aussi des aides financières, dans certaines situations.

(M.L.) Donc vous êtes quand même accompagnés.

(J.P.) On est accompagné, et cet accompagnement il faut le mettre en place le plus tôt possible. Je ne sais pas si, ici, il y a des start-up, ou des jeunes entrepreneurs ? (Interaction public) Tu es entrepreneur, tu n’as pas encore de salariés ? Tu veux embaucher ? Ça rejoint ce qu’on disait tout à l’heure, c’est comme le webdesign, tu intègres l’accessibilité dans ton parcours utilisateur, ce n’est pas un sujet à part. Dans l’entreprise, c’est pareil, dans ton parcours collaborateur, tes process RH, tu interroges ta situation de travail, tu fais un état des lieux. L’idée, c’est de n’exclure aucun de tes collaborateurs.

(M.L.) Je suis toujours très enthousiaste, mais j’ai l’impression que c’est assez théorique. Aujourd’hui, en France, a-t-on a des chiffres ?

(J.P..) Oui, côté public, on est sur du 6 %, ce fameux taux légal, qui est assez laid mais chacun ses combats.

(M.L.) Mais du coup y’en a beaucoup qui préfèrent payer ?

(J.P.) Dans le public on n’a pas dépassé 6 %, dans le privé on n’est même pas à 4 %. Effectivement, certaines boîtes – mais de moins en moins – préfèrent payer. Ça fait 20 ans que l’on travaille sur ces sujets, aujourd’hui vous avez des boîtes qui sont assujetties à ces pénalités. Celles qui enregistrent un chiffre d’affaires de plus de 150 millions dans la sphère numérique ont certaines obligations, elles doivent aussi nommer un référent d’accessibilité numérique. Il y a énormément de métiers aujourd’hui qui, dans l’accessibilité, émergent. Donc, ça avance.

(M.L.) Vous êtes d’accord ?

(L.dM.) Sur les impacts environnementaux du numérique, forcément on ne peut pas dire que ça avance assez vite, mais clairement, il y a encore une belle marge de progression, plein de choses qui peuvent être optimisées. Mais on voit qu’il y a des entreprises qui sont motrices. Dans le collectif de l’association GreenIT, on a des experts des impacts environnementaux du numérique, on accompagne les entreprises et on a très régulièrement des personnes qui nous contactent en nous disant « Moi je voudrais bosser avec vous, parce que je voudrais pouvoir optimiser mon service numérique de manière éco-responsable, et je voudrais m’adresser à quelqu’un qui est indépendant ». C’est bien qu’on ait déjà des gens qui soient dans cette démarche-là, respectueuse et vertueuse. Mais maintenant, il faut que ça se généralise.

(M.L.) Et pour l’environnement, on sent bien qu’il y a une vraie demande sur l’accessibilité ?

(T.L.) Il y a aussi des chiffres, effectivement : j’avais sorti une étude selon laquelle 43 % des développeurs.euses, qui ne savaient même pas qu’il y avait des lois en lien avec l’accessibilité, intégraient cette problématique à leur travail. Encore une fois, au niveau de l’éducation, il y a tout un pan de développeurs.euses qui ont appris leur métier sans jamais être confrontés à ces questions-là, donc il faut encore y travailler. Nous sommes encore loin du compte.

(J.P.) Je m’adresse maintenant au public : certain d’entre vous êtes étudiants, dans l’édition ? Édition numérique et papier ? Ces sujets, l’accessibilité, ça fait partie de la réflexion, etc., ça fait partie des cours ? Non ? Pour ce type de livre, je ne sais pas. Pour les livres qui sont déjà commercialisés, il y a un seuil en 2030, pour les rendre accessibles. Si déjà on peut juste avoir une version orale du contenu. Mais étant donné que nous en sommes encore au stade où l’on se bat pour avoir des copie des cours pour les dyslexiques, je comprends que l’édition soit encore très en retard. Je suis étonnée que vous n’ayez pas entendu parler des problèmes de contraste, pour les daltoniens ou de langage clair.

(M.L.) Quand vous m’expliquez ces choses, j’ai l’impression qu’en fait on partait d’assez loin, que globalement il y a eu une prise de conscience, qu’il y a des ressources. La question c’est maintenant, quelles sont les prochaines étapes ? Est-ce qu’il y a d’autres enjeux ? C’est quoi la suite, selon chacun de vous trois ?

(T.L.) Encore une fois, je reviens là-dessus : je suis persuadé que pour avoir un impact systémique – et vous, les étudiants, en tant qu’auteur.ice.s de demain, vous êtes en première ligne –  il faut intervenir dès le collège pour sensibiliser les acteur.rice.s du numérique d’après-demain à ces enjeux. Je suis persuadé que si on a davantage de personnes qui veulent utiliser la technologie comme un levier sur ces défis-là, l’effet domino sera amplifié avec les entreprises. Et ça fonctionne sans doute en sens inverse : aujourd’hui il y a de plus en plus d’entreprises qui se lancent dans ces démarches, car elles pensent bien agir, alors que certaine le font en réponse aux amendes qu’elles pourraient avoir, ou pour booster l’image de leur marque. Il y en a qui ne prennent pas le bon wagon sur ces questions-là, et qui vont connaître des dommages parfois très impactants.

(Interaction public : une étudiante parle de la maison d’édition dans laquelle elle travaille. Celle-ci a reçu une directive d’accessibilité inattendue, demandant la description des contenus d’ouvrages complexes comportant notamment des cartes. L’équipe ne s’est pas sentie accompagnée dans ce processus, bien qu’elle comprenne tout à fait la bonne intention derrière cette directive.)

(J.P.) Je pense que, si à un moment donné, il y a un effet de masse sur le fait d’utiliser le numérique pour l’accessibilité et pour l’environnement, on aura des entreprises qui changeront leurs pratiques en matière de recrutement, en matière de mission, de gestion RH, etc. Je mise en tout cas là-dessus, ça ne veut pas dire qu’il faut oublier les entreprises le temps que cet effet boule de neige se lance, mais il faut aussi prendre en compte la sensibilisation de la formation auprès des entreprises, des outils, des règles, des normes à mettre en place, ne pas hésiter à être encore plus rigide, j’en suis persuadé. Cela prend du temps et c’est normal.

Je crois que l’engagement est quelque chose qui concerne la vie de chaque individu. Cela consiste à se dire à son niveau, en tant que directeur, en tant que futur employé dans une maison d’édition, comment je rends hommage à ce que j’aime, comment je le rend le plus intelligible possible pour tous : rendre hommage à une œuvre, c’est faire en sorte que tous le monde y ait accès. C’est aussi ça, rendre accessible au plus grand nombre. Cet aspect de la connaissance de l’éducation est forcément à prendre en compte. Aujourd’hui, on a plein d’outils gratuits pour tester le contraste de nos textes. Je vous en partagerais d’ailleurs avec plaisir, donc si ça vous intéresse, nous pouvons échanger là-dessus, et je pense qu’au niveau propre de chacun, il y a des choses à mettre en lien. Une personne sur deux est confrontée un jour à une situation de handicap. Je ne parle même pas de l’état de la planète. Le référentiel va être de nouveau modifié, parce qu’il va y avoir une consultation des acteurs associatifs, donc cela va créer de fortes discussions qui nécessiteront que l’on nomme des ambassadeurs.

Par rapport aux défis et il y en a plein. Pour clôturer la discussion sur le sujet de l’accessibilité, je pense qu’il ne faut pas oublier que les services publics doivent être accessibles à tous. On se retrouve aujourd’hui, par exemple, avec certains services qui ne sont plus accessibles qu’en ligne : donc pas accessibles pour tous par définition. Je pense qu’on a un véritable défi à relever de ce point de vue, notamment par rapport à ce que l’on appelle la facilitation numérique, qui consiste à accéder plus facilement à un service ou tout simplement à garantir son accès autrement qu’en ligne.

(M.L.) C’est comme dans le cas du Pass Navigo, pendant le confinement : sans Internet, pas de remboursement.

(L.dM.) Je vois un autre défi, un peu corrélé à celui-là, qui est de se désintoxiquer du numérique. Aujourd’hui, si je vous lance un défi : en sortant de cette salle, on éteint tous nos smartphones, et on le garde éteint pendant une semaine. On se rend tout de suite compte que ça serait un peu compliqué. L’usage du smartphone est pris dans une injonction sociale. On ne peut pas se désintoxiquer facilement du numérique. Nous sommes collectivement pris au piège : on a WhatsApp parce que tout le monde a WhatsApp, on a ceci, on a cela, il faut qu’en tant que société des limites soient posées : « Moi je vais me désengager de tel réseau, de telle manière d’être contacté » pour qu’on puisse retrouver un peu de sérénité face au numérique, un peu de marge de manœuvre. C’est central pour remettre du sens dans les moments collectifs aussi. Par exemple, les écrans ont un énorme impact environnemental : plus l’écran est grand, plus il a d’impact. Pourquoi est-ce qu’au lieu de multiplier les écrans, chacun le sien, on ne réhabilite pas le moment convivial du partage d’un écran – c’est le principe du cinéma, je ne réinvente pas le monde. Donc cette question de la mutualisation, elle pose aussi une question de société, de convivialité, de comment on vit collectivement. Comment mutualise-t-on les objets technologiques ? Il y a aussi une question d’impact sur le climat, on épuise des ressources en métaux, on crée une énorme masse de déchets, on se pose la question de pourquoi on a autant de métaux lourds dans le sang, mais faut regarder ce qu’on mange. Il y a cette vraie question qui ne va pas aller comme un tas de poussières sous le tapis. Derrière, se pose la question de comment faire pour avoir moins d’équipements, de les faire durer le plus longtemps possible. Pour moi, les défis sont vraiment de cet ordre-là. Un dernier défi, par rapport à l’utilisation de l’intelligence artificielle qui consomme énormément d’énergie. Elle apprend tout au long de sa vie, à chaque fois qu’on lui injecte de nouvelles informations, mais c’est extrêmement consommateur en ressources, en énergie. Pour moi, il faut qu’on fasse attention à ce qu’on puisse réintroduire la notion de sobriété dans cet usage, parce que la question est la même que pour n’importe quel usage du numérique : en a-t-on vraiment besoin ? Par exemple, on peut utiliser l’intelligence artificielle pour la santé, pour détecter les cancers du sein, l’intelligence artificielle à un taux de réussite de 95%, c’est très bien. Mais on arrive aussi à entraîner des chiens, qui arrivent à détecter ce cancer avec 100 % de réussite, et ce, après seulement six mois d’entraînement. Il faut réussir à avoir des alternatives low-tech qui puisse ne pas nous rendre dépendant de ressources, épuisables et rares. Cela pose donc tout un tas de questions qu’on n’a pas évoqué, des questions d’ordre d’éthique, de droits humains.

(M.L.) C’est vrai que le principe de low-tech, on n’en a pas parlé ici. Comment est-ce qu’on fait aujourd’hui pour pouvoir se sensibiliser à ça, comment est-ce qu’on fait pour prendre des réflexes low-tech ?

(L.dM.) Pour moi, la question à se poser est la suivante : est-ce que j’en ai vraiment besoin ? À partir de cette question apposée sur chaque usage que je fais, je peux réussir un peu à réduire progressivement mes usages et leurs impacts.

(T.L.) Il y a un croisement. L’intelligence artificielle et le handicap, par exemple, posent la question du besoin.

(M.L.) Pour la lecture automatisée, vous en avez besoin ?

(T.L.) Oui, l’intelligence artificielle, peut maintenant être utilisée pour recréer une voix. Et c’est vrai qu’il y a des progrès technologiques où parfois on n’est pas sur du low-tech, certes, mais sur des questions de besoin.

(L.dM.) Par exemple, dans ces situations, l’intelligence artificielle, une fois développée, n’a pas besoin d’apprendre autre chose. Donc elle peut garder une certaine forme de sobriété.

(T.L.) La question en a-t-on vraiment besoin, est aussi à compléter avec celle des alternative, des connaissances, de la conscience que l’on a d’elle, de la compréhension de leurs impacts.

(M.L.) Ce que l’on souhaite c’est que le monde de demain soit un monde où l’on se pose ce type de questions, où l’on prend du recul ?

(L.dM.) En mon sens, ce qui est souhaitable est d’arriver, en ce qui concerne l’environnement, à un monde où on a réussi à faire les choix déterminants pour pouvoir continuer à vivre dans de bonnes conditions.